La bifurcation
Le travail pictural de Valérie Lenders progresse au fil de séries successives où les tableaux sont fréquemment amorcés au départ d’une contrainte : par exemple, ne peindre qu’en rouge, peindre en projetant l’acrylique sur la toile, faire s’entrechoquer des surfaces en aplats, opérer des recoupements, des effacements, des sutures... Avant qu’elle n’évolue dans le domaine de l’abstraction, il s’agissait de se concentrer sur un même sujet figuratif. Le sujet servait là de cadre, de prétexte pour pénétrer plus profondément dans le mystère de la peinture : un monde hors du langage, gouverné par la sensation. À présent, c’est la contrainte qui constitue le point d’ancrage du tableau. C’est autour d’elle qu’il se développe, quitte à ce que des surprises surviennent ensuite au cours du travail, diluant l’influence initiale de la contrainte, au premier étonnement de son auteur.
Une des caractéristiques fondamentales du travail de Valérie Lenders est sa continuité. Le travail est volubile, abondant. La peinture, depuis toujours, est un médium obsédant. C’est une passion, c’est un vortex. L’artiste s’y engage sans crainte, s’approprie le potentiel de plaisir d’une telle obsession et le communique au spectateur.
Une des meilleures preuves de cette continuité ce sont les « carnets de voyages » et les « carnets de concerts » de l’artiste. En déplacement, elle dessine volontiers, notamment avec des marqueurs, dans des carnets de format horizontal aux pages de papier crème. Hors de l’atelier, le flux créateur se poursuit. Ce sont de nouveaux enroulements, de nouvelles circonvolutions que la main, souvent génialement déroutante quand on la laisse ainsi s’exprimer librement, affranchie des interdits de l’esprit, fait apparaître. On pourrait ici évoquer une référence a priori insolite pour illustrer cette continuité : celle de Roman Opalka. On sait qu’Opalka a fait cette œuvre de peinture d’une radicalité absolue consistant à peindre un déroulé de chiffres sa vie durant. Or justement, Opalka, lorsqu’il était loin de son atelier pouvait continuer sa série de chiffres sur des morceaux de papier plus facilement maniables afin de ne pas « perdre le fil ». Il y a de cela chez Lenders, qui a besoin de toujours laisser courir la main.
Les carnets de concerts quant à eux sont réalisés par l’artiste lors de concerts de jazz, l’une de ses passions musicales. On connaît les accointances de toujours entre musique et art abstrait. Valérie Lenders ne déroge pas à cette affinité. Le jazz, en outre, est une musique qui lui parle d’autant plus qu’elle tente aussi une synthèse entre la partition et l’improvisation : entre la contrainte et tout ce que la main peut produire pour s’en écarter, tout en s’y appuyant. Quand on observe de près les toiles de Valérie Lenders, on voit comment se déroulent ces divagations entre contrainte et émancipation. D’ailleurs, s’il y a bien un mouvement caractéristique de son pinceau, c’est celui de la bifurcation. Subitement, le pinceau fait un crochet comme pour se surprendre, se dérégler lui-même. Ses sujets figuratifs d’autrefois engageaient déjà une telle bifurcation : ils étaient pleins de courbes, d’échancrures.
Et puis, il y a des phénomènes de « reprises » tout comme en jazz : la main peut revenir plusieurs fois vers la toile, tantôt pour y ajouter des éléments cousus à la machine, tantôt pour effacer des zones avec de l’eau, tantôt pour masquer des zones avec du noir. Quand il y a ainsi superposition d’actes, on voit que les endroits où les différentes traces se rencontrent (là où les traits se croisent) ont leur importance. Il y a quelque chose qui se noue un instant, puis se dénoue et s’évapore.
Ces endroits où apparaissent des nœuds sont cruciaux. C’est autour de ces nœuds que se déploie la conception de l’espace de Valérie Lenders. Chaque toile offre de prime abord un vaste espace blanc indistinct. Au lieu de déterminer un haut et un bas, au lieu de ramener la toile dans un espace connu, humain, Valérie Lenders vient subtilement accentuer cette indistinction, montrer en quoi il est question d’infini, d’une absence de gravité. Les nœuds, les points marqués ici et là sur la toile dépeignent progressivement une constellation. Ce que renforce encore un usage explosif de la couleur (où l’on convie les milles teintes des astres). Se dessine une sorte de géographie partagée entre le terrestre et le céleste. Chacune de ses toiles est une maquette de cet univers, une de ses portes d’entrée.
Yoann Van Parys
Février 2017
Du trait à la trace.
Valérie Lenders fait partie de ceux pour qui la liberté du dire se construit par la désaliénation du geste, le lâché prise formel et la recherche d’une rythmique spatiale. Rebelle, sauvage, elle s’est ouverte, aussi naturellement qu’une respiration, à la couleur, aux matières, aux métissages avec en filigranes une exigence : trouver un phrasé éveillant, dans les méandres de l’humain, une écriture abstraite dense, vivante et cadencée.
Chez elle, tout est rythme, dynamique, célérité ponctués de silences graphiques, d’improvisations successives et obsédantes comme une tentative - voire une tentation - d’apprivoiser le bouillonnant, l’insatiable, un appétit boulimique d’expression. La toile s’abîme à l’image d’un palimpseste stratifié. La superposition du tracé concentre les énergies et construit un espace par la réponse, en écho, d’une plénitude excavée, de déséquilibres stabilisés, de modulations feutrées, de densités aériennes. Du tempo enfanté par ce dialogue entre complémentaires jaillit, par jeux de transparences, une écriture personnelle. Valérie Lenders s’écrit sur la toile, chorégraphie la jubilation d’un corps créateur, libéré des conventions sociales. Le bras s’étire de gauche à droite, le pinceau de droite à gauche. L’automatisme de la main redonne vie au mouvement.
L’oeuvre est un laboratoire de recherche, un espace ouvert de questionnements. Par la répétition d’un même, chaque fois différent, à travers la scansion des séries, Valérie Lenders déjoue le sens commun. Elle débride l’espace par une floraison de formats, prisme la couleur par la rencontre de complémentaires improbables et sensualise les matières en les mettant en résonance. De la toile au papier, du trait à la trace, elle sort du cadre en travaillant la suture. Dentelles, tricots, coutures, voilages... le fil fait son oeuvre. Il relie, renforce la profondeur par l’émergence d’une troisième dimension tactile. L’artiste brode ses accélérations, en découd avec le silence, apprivoise les ralentis et donne vie à un espace ouvert porteur de cette part de rêve inscrite dans la matière. L’imaginaire est débridé et laisse entrer le regard. Suivre Valérie Lenders, donne à paraphraser Wagner et rappelle que l’oeuvre commence là où s’arrête le pouvoir des mots.
Chloé Pirson
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